Si vous ne les connaissez pas, vous serez bien incapables de les identifier. Lors des défilés haute couture de Chanel, la maison de luxe qui leur appartient à 100 %, Alain et Gérard Wertheimer, 75 ans et 73 ans, ne s’assoient jamais au premier rang, préférant se tenir quelques mètres plus haut, là où la lumière est moins crue, loin, très loin, des objectifs et des caméras. Les habitués de la mode ne les apercevront pas non plus en coulisse, quand tous se pressent autour du créateur et de ses assistants pour les féliciter. Ils sont déjà partis, chapeaux de feutre sur la tête, fuyant discrètement, mais sûrement, le bruit et la foule. « Venir pour ne pas être vus, c’est le contraire de ce que font la plupart des gens ! », s’amuse une de leurs amies.

Ceux qui incarnent la troisième fortune française derrière Bernard Arnault et Françoise Bettencourt Meyers, et la 40e selon le classement mondial établi par le magazine économique Forbes, n’aiment pas qu’on les prenne en photo. « Même les amis triés sur le volet qui saisissent leur image avec leur portable lors d’un dîner doivent promettre de ne rien divulguer », assure l’un des rares familiers de leurs soirées à Paris ou dans les maisons que les deux frères possèdent à Deauville (Calvados), à proximité de l’hippodrome, un lieu qu’ils fréquentent davantage que les défilés.

Voir leur nom cité dans la presse les inquiète. Il a d’ailleurs fallu longuement parlementer pour qu’ils acceptent, à défaut de poser pour un photographe du Monde, d’envoyer un cliché d’eux pris le 25 juin en marge du défilé de la collection automne-hiver, au Palais Garnier, à Paris. Du duo, il n’existait que quelques images anciennes, saisies sur les champs de courses avec la reine d’Angleterre Elizabeth II, elle aussi passionnée de chevaux.

Alain et Gérard Wertheimer, propriétaires de Chanel, en 2024. CHANEL Les Wertheimer cultivent si bien la discrétion que le 20 janvier 2022, lors de l’inauguration de 19M, le somptueux espace que Chanel consacre, porte d’Aubervilliers, dans le 19e arrondissement de Paris, aux artisans ultraqualifiés – brodeurs, dentellières, soyeux – des métiers d’art et de la mode, ce n’est pas eux qui accueillirent le président de la République Emmanuel Macron et son épouse, Brigitte, afin de ne pas risquer d’apparaître à la télévision. Jamais, d’ailleurs, on ne les voit dans les dîners officiels à l’Elysée, où l’empereur du luxe, Bernard Arnault, trône, lui, comme un chef d’Etat.

Une avocate d’affaires travaillant régulièrement pour la prestigieuse maison raconte avoir un jour croisé Alain Wertheimer devant l’ascenseur, « dans son manteau sombre, un chapeau à la main, très bien élevé, mais quasi invisible ». La voyant s’apprêter à monter à ses côtés, il lui céda sa place, préférant prendre l’escalier. Elle ne comprit qu’après qu’il s’agissait du président exécutif de la prestigieuse société. Une ancienne figure de la maison Chanel se souvient aussi qu’Alain Wertheimer fut refoulé à l’entrée d’un défilé de haute couture, au cœur de Central Park, à New York, où il réside. Il avait oublié son invitation. Personne ne voulut croire que ce monsieur dont le visage et le nom ne disaient rien à quiconque était le propriétaire.

Une mère puissante Les frères ne donnent que très rarement leur numéro de téléphone et font jurer à leurs amis de ne jamais le communiquer à qui que ce soit. A Genève, où Gérard Wertheimer vit, ce dernier n’est pas davantage connu. Le Français a pourtant la plus grosse fortune établie en Suisse, devant les familles Hoffmann-Oeri-Duschmalé, qui contrôlent le géant pharmaceutique bâlois Roche. On le croise peu dans les cercles mondains, encore moins dans les journaux. Alors qu’au sein de la petite communauté des riches genevois, tout le monde se connaît, personne n’identifia ce petit homme occupé à contempler les photographies de Bettina Rheims, une de ses proches amies et épouse de l’avocat Jean-Michel Darrois, exposées dans une galerie locale.

Il ne faut pas s’y tromper, cependant : si Chanel, avec ses 32 000 employés à travers la planète, est l’une des locomotives du luxe mondial – après une année 2022 déjà record, ses ventes se sont envolées de 15,8 % en 2023, à 19,7 milliards d’euros de chiffre d’affaires –, c’est aux Wertheimer qu’elle le doit depuis un siècle.

Lire aussi Les grandes marques de luxe résistent au ralentissement de l’industrie Leur mère, Eliane Heilbronn, qui fêtera ses 100 ans le 14 avril 2025, a longtemps paru plus en vue que ses fils. Avocate, elle tenait une partie des affaires juridiques sensibles de la société, notamment les licences. « Très extravertie, d’une grande force de caractère, on ne voyait qu’elle », se souvient Véronique Morali, qui fit un bref passage, en 2007, à la tête de Chanel SA. Jusqu’à l’épidémie de Covid-19, Eliane Heilbronn se rendait chaque matin à 11 h 30 à son bureau, au premier étage du cabinet Salans/Denton, rue Boissy-d’Anglas, dans le 8e arrondissement de Paris, après s’être fait masser, coiffer et maquiller, son déjeuner dans un Tupperware.

Pendant des années, cette femme, aussi élégante dans ses tenues Chanel qu’autoritaire dans ses décisions, rédigea les contrats des hauts cadres de la société, notamment celui du créateur Karl Lagerfeld (1933-2019), engagé en 1982 pour la bonne fortune des Wertheimer, avec lequel elle adorait parler littérature et échanger des « vacheries » sur le Tout-Paris.

Le créateur de mode Karl Lagerfeld embrasse Eliane Heilbronn, la mère d’Alain et Gérard Wertheimer, propriétaires de Chanel, à Sciences Po Paris, le 19 novembre 2013. ERIC FEFERBERG / AFP Un sacré personnage, cette Eliane Heilbronn. On peut toujours la voir circuler dans les allées du Musée du Louvre en fauteuil roulant. Elle continue de recevoir des visites, à lire les journaux et aime se tenir au courant de ce qui se raconte en ville. Une femme chic, mais sans ostentation, à la peau de porcelaine et aux yeux noisette d’une rare vivacité. Intelligente, moderne, féministe, celle qui passa sa jeunesse à Mexico et fréquenta les milieux huppés à New York ou à Paris devint avocate en 1974 et fonda son cabinet quatre ans plus tard, à une époque où les femmes n’étaient pas vraiment les bienvenues dans le monde des affaires. Ceux qui ont travaillé avec elle témoignent de son caractère. « Elle peut être terrible, elle déteste avoir tort, aime prêcher le faux pour savoir le vrai, adore dominer et est dotée d’un grand sens de la psychologie et de la manipulation », résume l’un d’eux. Une véritable « snob », aussi, glisse une autre.

« Même si elle assumait bien plus que ses fils les attributs du pouvoir, affirme l’une de ses proches, elle les a élevés afin qu’ils dirigent dans une parfaite courtoisie. » Et sans prendre la lumière surtout. « Elle leur a dit pendant toute leur enfance de ne pas faire de bruit, rappelle un proche de la famille, elle a fait d’Alain et de Gérard deux grands introvertis. » Cette mère si puissante a pourtant joué un rôle central dans la prise de pouvoir de ses garçons à la tête de Chanel.

Divorcée depuis 1952 de leur père, Jacques (1911-1996), et remariée avec un amateur de chasse et de campagne, Didier Heilbronn, avec lequel elle a eu un fils, Charles, elle n’a cessé de faire en sorte que ses deux premiers fils et leur demi-frère s’entendent et travaillent de concert. C’est aussi elle qui conseilla à Alain et à Gérard de faire mettre sous tutelle leur père et de reprendre à sa place l’entreprise, en 1974. Jacques Wertheimer, grand collectionneur d’art, mais atteint d’un syndrome maniaco-dépressif, invitait toute l’aristocratie à la chasse, distribuait des tableaux de maître à qui le lui demandait, achetait des appartements à ses maîtresses et avait fini par menacer, par ses dépenses insensées et son comportement erratique, les finances et la survie même de la maison.

Echapper à l’impôt Alain, son aîné, avait tout juste 25 ans lorsque la charge lui incomba. Il aurait souhaité un autre destin. Passionné d’histoire, les lettres l’ont toujours attiré davantage que les chiffres, mais a-t-on le choix quand il s’agit de reprendre le flambeau d’une pareille entreprise ? Un demi-siècle plus tard, Alain Wertheimer prend encore toutes les décisions d’importance pour Chanel, avec la directrice générale monde du groupe, Leena Nair. Il laisse les experts du groupe s’occuper des vignobles que Chanel possède dans le Bordelais, à Porquerolles (Var) ou dans la Napa Valley, en Californie. Mais c’est avec son frère Gérard qu’il veille sur les quelque 400 poulinières, yearlings et chevaux qui courent sous leurs couleurs – casaque bleue avec coutures, manches et toque blanches – sur les plus grands hippodromes.

Lire aussi Mode et création : où sont les femmes ? Délégué par les Wertheimer pour parler au Monde, Philippe Blondiaux, le directeur financier de Chanel, décrit ainsi les deux frères : « Alain est cérébral. Il supervise toutes les campagnes publicitaires, le design des boutiques, les grandes décisions stratégiques, entre autres. Gérard est chaleureux. A mes débuts, il m’appelait toutes les trois semaines pour savoir comment j’allais. Mais, d’une façon générale, nous travaillons dans la confiance, sans nous sentir sans cesse évalués. »

Cela n’empêche pas les décisions parfois abruptes. Ainsi, le départ de la directrice artistique, Virginie Viard, a été annoncé le 6 juin, de façon tout à fait inattendue. Cette femme, qui avait été le bras droit de Karl Lagerfeld pendant plus de trente ans avant de lui succéder après sa mort, en 2019, a disparu du jour au lendemain, deux semaines à peine avant la présentation de la collection qu’elle avait dessinée.

Lire aussi Virginie Viard quitte Chanel à la surprise générale Enfin, il faut aussi compter avec Charles Heilbronn, ce demi-frère âgé de 69 ans avec lequel Alain et Gérard Wertheimer ont grandi. Lorsqu’on lit, dans l’intitulé de certains investissements, Wertheimer et frère, le frère, c’est lui. Plus ouvert, doté d’un solide humour, c’est aussi un financier hors pair. A New York, son bureau est quasi contigu à celui d’Alain, au 40e étage de la tour Chanel, à Manhattan, entièrement décoré d’œuvres d’art. Et si, en 2017, la majorité des fonctions globales de l’entreprise (ressources humaines, juridiques, RSE et finances) a été transférée à Londres, avec une cinquantaine d’employés et de cadres, leur proximité est restée la même. Charles Heilbronn dirige ainsi Mousse Partners, le « family office » alimenté par la holding Mousse Investments Limited, dont Alain et Gérard sont les deux actionnaires à parité et qui est depuis 1979 domiciliée sur l’île de Grand Cayman, la plus grande des îles Caymans, aux Caraïbes, où il n’y a ni impôt sur les sociétés, ni taxes foncières, ni droits d’apports, ni charges sociales, ni retenue à la source sur les dividendes.

Lire aussi (2017) Les actionnaires de Chanel ont vu leurs dividendes doubler en 2016 C’est aussi pour cela que les Wertheimer n’aiment pas que la presse s’intéresse à eux : entre la domiciliation de leur entreprise en Angleterre et celle de leur holding familiale dans un paradis fiscal, ils jouent de tous les mécanismes d’optimisation.

Le talent indéniable de « Coco » Ce n’est pas le seul secret de cette famille qui a traversé toutes les secousses, les drames et les flamboyances du XXe siècle. Même les directeurs des grands musées n’ont jamais vu entièrement la fabuleuse collection d’art commencée par le père, Jacques, et complétée patiemment par les fils. « C’est probablement l’une des plus belles collections privées, elle est encyclopédique et universelle, avec des pièces de toutes les époques, de toutes les civilisations, des objets préhistoriques, des antiquités égyptiennes, ou des Picasso, des Klein, des Giacometti et Rothko », décrit un fameux commissaire-priseur en nous faisant jurer l’anonymat, de peur de se fâcher avec les Wertheimer. « La famille prête parfois des pièces pour des expositions, mais apparaît rarement, complète Laurent Le Bon, le patron du Centre Pompidou. Le Louvre, Orsay, tous les grands musées américains, français et britanniques ont les Wertheimer pour mécènes, mais le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ils n’en font pas étalage… »

On aurait tort, cependant, de prendre leur discrétion pour un retrait à l’égard des affaires de l’entreprise. Les Wertheimer ne se montrent pas, mais ils ont un sens indéniable de la stratégie et des hommes. L’ancien patron d’Hermès, Jean-Louis Dumas (1938-2010), qui les connaissait très bien, disait autrefois d’Alain et de Gérard : « Moi, je gère ma maison en conduisant devant, les Wertheimer conduisent la leur assis à l’arrière, comme sur un sulky. » Karl Lagerfeld, qui contribua à moderniser la société et fut pendant trente-cinq ans leur paravent, attirant la lumière à leur place, disait les choses un peu autrement : « Vous savez, Alain Wertheimer n’est pas le genre à vous dire quelles sont les tendances, confiait-il avec son accent de Hambourg, mais je connais ça, ces esprits prussiens qui font des affaires en s’entourant des meilleurs. »

Lire aussi (2019) L’Etat va obliger les grands patrons établis à l’étranger à payer le plus d’impôts possible en France « Prussienne », la famille l’est en effet, elle dont on retrouve les premières traces au XVIIIe siècle dans la communauté juive du sud de Francfort, en Allemagne, puis en Alsace, après le rattachement de celle-ci à la France. Mais l’histoire commence vraiment quand le patron des Galeries Lafayette, Théophile Baader (1864-1942), présente en 1924 deux de ses connaissances en affaires, les frères (déjà) Paul (1883-1948) et Pierre Wertheimer (1888-1965), à Gabrielle Chanel (1883-1971). Ces deux gros commerçants, qui possèdent déjà la société de cosmétiques Bourjois, comprennent immédiatement le talent indéniable de « Coco ».

A 41 ans, cette ancienne enfant de l’assistance publique, devenue chanteuse de cabaret, cousette et enfin couturière, a un style à la fois chic et moderne, garçonne et féminin, avec ses marinières, ses petits canotiers et une silhouette qui a traversé les époques. Pourtant, si la famille ne l’avait pas constamment financée, malgré l’adversité, sans doute ne serait-elle pas devenue la seule femme internationalement connue dans un milieu dominé par les hommes, et son patronyme une marque mondiale et florissante.

« De la France du XXe siècle, il ne restera que trois noms : de Gaulle, Picasso et Chanel », avait prédit André Malraux (1901-1976). Et c’est vrai que, plus d’un demi-siècle après la mort de la célèbre couturière en 1971, ses initiales entrelacées forment un sigle familier du public, bien au-delà de nos frontières. Le N° 5 est l’un des parfums les plus célèbres et les plus vendus au monde. Le tailleur en tweed de laine gansé, imaginé par Gabrielle Chanel en 1956, compte parmi les pièces iconiques de la mode. Mille fois réinterprété selon les époques, il a été porté aussi bien par Simone Veil que par Inès de la Fressange, Hillary Clinton ou Taylor Swift. C’est pourtant bien les Wertheimer qui, sur trois générations, s’attachèrent à ne garder que le meilleur de Gabrielle Chanel en « oubliant » sa face sombre.

Lire aussi (2021) A 100 ans, Chanel N° 5 continue de faire son numéro Il a fallu, en effet, plusieurs décennies pour que l’on comprenne exactement la teneur de leurs relations avec « Coco ». Dans les années 1920, l’accord entre Pierre et Paul Wertheimer et Gabrielle Chanel répartissait ainsi les parts : 10 % pour la couturière, 20 % pour les associés Adolphe Dreyfus et Max Grumbach, 70 % pour les Wertheimer. A charge pour ces derniers de financer aussi le train de vie de « Mademoiselle », qui, si elle travaillait et recevait rue Cambon, à deux pas du jardin des Tuileries, dans le 1er arrondissement de Paris, dormait tous les soirs au Ritz, le célèbre palace parisien de la place Vendôme. Chanel présidait le conseil d’administration, mais les Wertheimer géraient.

Pierre Wertheimer à l’hippodrome de Saint-Cloud (Hauts-de-Seine) lors du match entre son cheval Epinard et le pur-sang Sir Gallahad, le 19 mai 1924. AGENCE ROL / BNF L’entente ne dure pas. En 1929, la crise fait chuter le chiffre d’affaires et introduit la méfiance entre Coco Chanel et la famille. Cinq ans plus tard, elle engage un procès contre eux, défendue par Me René de Chambrun (1906-2002), le gendre du président du Conseil, Pierre Laval (1883-1945), qui sombrera plus tard dans la collaboration. En 1939, Pierre Wertheimer vient à peine de redresser un peu la barre que la guerre éclate, l’obligeant à fermer les ateliers Chanel et à licencier 3 000 ouvrières. Quelques mois plus tard, les lois de Vichy menacent les juifs et la famille s’exile aux Etats-Unis, où naîtront Alain et Gérard.

L’épisode le moins avouable C’est là qu’intervient l’épisode le moins avouable de cette histoire. La formule du N° 5 et surtout les essences de jasmin et de rose de mai servant de base au parfum sont restées en France. Depuis New York, les Wertheimer chargent alors un jeune agent américain de rapatrier les matières premières et se mettent à produire le N° 5 aux Etats-Unis. Ils ont également délégué un ami, Félix Amiot (1894-1974), pour se porter acquéreur de leurs participations dans Bourjois et Chanel afin d’éviter l’« aryanisation », autrement dit la confiscation, de leurs biens. Gabrielle Chanel, elle, côtoie au Ritz toute la Kommandantur et entretient une liaison avec un officier proche d’Hitler. Collaboratrice notoire, elle se croit puissante. Le 5 mai 1941, la voici qui réclame aux autorités allemandes la propriété des Parfums Chanel, assurant qu’« ils sont toujours la propriété de juifs » et qu’ils ont été légalement « abandonnés » par leurs propriétaires, les Wertheimer. Miraculeusement, elle n’obtient pas satisfaction.

Lire aussi (2012) Coco Chanel, possédée par sa légende « Sans Churchill, elle aurait été tondue », écrivait sa biographe, Edmonde Charles-Roux (1920-2016). Sans la conciliation avec les Wertheimer, pourrait-on ajouter. Après la guerre, leurs biens leur ont été restitués et ils sont redevenus les propriétaires de Chanel. Le « Number Five » est aussi devenu LE parfum français des Etats-Unis. Peuvent-ils vraiment continuer sans Gabrielle Chanel, qui, depuis la Suisse où elle s’est réfugiée, multiplie les procès contre eux ?

En 1948, après la mort de Paul Wertheimer, son frère, Pierre, reprend seul les rênes de la société. C’est lui qui conclura finalement un arrangement avec celle qui a tenté de le spolier. Elle percevra désormais des royalties : 2 % des ventes mondiales des parfums et la poursuite du règlement de son luxueux train de vie. Six ans plus tard, il lui rachète ses parts dans la maison de couture et la pousse à reprendre son activité de modiste. Il ne le regrettera pas : si les deux premières collections de Mademoiselle sont des échecs, le lancement de ses tailleurs gansés et du total look Chanel est un énorme succès. Pierre Wertheimer, qui possède désormais 100 % de la société, voit sa fortune exploser.

Longtemps, les Wertheimer chercheront à gommer cet épisode peu reluisant du parcours de la couturière avec laquelle ils ont partie liée. Pierre Wertheimer puis son fils Jacques, qui a pris la succession en 1965, la laissent volontiers réinventer sa légende. Ils n’ont pas intérêt à abîmer l’image de l’icône de la mode et, partant, de leur société, en l’associant à une déshonorante collaboration.

De la même façon, la succession ratée entre Pierre et son fils unique, Jacques, a longtemps été passée sous silence. En 1965, « le petit », comme l’appelle alors « Coco » avec condescendance, a pris la direction de la société. Pierre Wertheimer était un gestionnaire rigoureux, mais considérait son fils comme un incapable. Jacques est un esthète plein d’humour, cultivé, nonchalant et paresseux. Il est aussi assez largement dépendant de drogues et de médicaments divers, mélange anciens et nouveaux francs et dépense sans compter.

C’est pourtant lui qui enrôlera Jacques Helleu (1938-2007), petit-fils du peintre Paul César Helleu (1859-1927), un visionnaire dont les innovations vont révolutionner l’esthétique des flacons de parfum et des publicités du groupe, désormais photographiées par Helmut Newton (1920-2004) ou Richard Avedon (1923-2004). Lorsqu’il sera placé sous tutelle par ses fils, Jacques Wertheimer terminera sa vie chez lui, 55, avenue Foch, au milieu d’antiquités égyptiennes, de maîtres de l’impressionnisme et de tableaux de Nicolas de Staël (1914-1955), dont il fut le premier à repérer le talent.

Système de gouvernance très solide Qu’ont apporté après lui ses deux garçons, Alain et Gérard ? Un sens certain de la stratégie et du recrutement. Alain, surtout. En 1982, l’aîné des Wertheimer a déjà restructuré l’entreprise, réintégré la fabrication et la distribution du prêt-à-porter, redonné du prestige aux parfums – le N° 5 demeure le must de la maison – en arrêtant leur vente en drugstore. Reste à rénover la couture et à donner à l’entreprise de luxe une image globale.

La bonne idée d’Alain Wertheimer est d’engager, en 1982, Karl Lagerfeld, que lui a présenté sa directrice pour les Etats-Unis, Kitty D’Alessio (1927-2023). « J’ai rencontré Alain Wertheimer dans sa maison à Londres et nous avons longuement discuté », a raconté des années plus tard Karl Lagerfeld au Monde. Ce mercenaire de la mode est fin et cultivé. Il connaît aussi parfaitement l’histoire de Gabrielle Chanel et son univers. Choisir un Allemand pour incarner une marque si française est osé. « Il en sait plus sur Chanel que moi-même », glisse cependant le propriétaire de la maison à ses proches. « A la fin de la discussion, affirmait encore le couturier, il m’a dit : “Faites ce que vous voulez, mais si cela ne marche pas, je vends !” Et j’ai répondu : “Ecrivez dans le contrat le ‘Faites ce que vous voulez’” ! »

Lire aussi (2018) Karl Lagerfeld, au nom de Chanel Les conditions financières semblent exceptionnelles : un million de dollars pour deux collections de couture par an et le prêt-à-porter Chanel. « Karl va nous apprendre la mode », a confié Alain Wertheimer à Jacques Polge, le parfumeur de Chanel. Le propriétaire a eu du flair : dès l’année 1984, les ventes s’envolent. En 1985, au moment de renouveler son contrat, Lagerfeld réclame désormais un million de dollars par collection ! Accepté. « Entre les Wertheimer et moi, c’est comme entre Faust et le diable », dit-il encore au Monde, assurant avoir avec eux un contrat « à vie ». De fait, le pacte a valu jusqu’à la mort du « Kaiser Karl », le 19 février 2019.

Lire aussi (2019) Karl Lagerfeld, les derniers jours d’un monstre sacré Les Wertheimer savent qu’ils ne sont pas éternels, même s’ils se sont dotés d’un système de gouvernance très solide. Sous l’impulsion de Charles Heilbronn, Mousse Partners s’occupe de la formation des cinq héritiers Wertheimer à leur rôle d’actionnaires en réunissant régulièrement les trois enfants d’Alain, Sarah, Nathaniel et Raphaël, ainsi que la fille et le fils de Gérard, Olivia et David. Mais aussi leurs cousins Heilbronn, Arthur, Charlotte et Louis. « Nous avons la chance d’être une famille très unie, qui a construit sa vie hors de France dès le milieu des années 1970, nous a écrit Charles Heilbronn dans un courriel. Malgré notre dispersion géographique, nos enfants et nos petits-enfants se voient autant que possible. Pouvoir garder ce lien familial aussi fort, sur plusieurs générations, est une chance et une véritable joie. »

La reine Elisabeth II présente le trophée aux propriétaires Gérard Wertheimer et Alain Wertheimer, après la victoire de leur cheval Solow à l’hippodrome d’Ascot (Angleterre), le 17 octobre 2015. GETTY IMAGES VIA AFP Le cadet d’Alain Wertheimer, Nathaniel, 37 ans, après avoir fait un MBA à la Harvard Business School, entré chez Chanel en 2020, semble effectuer une forme d’apprentissage au sein de Chanel, où il tourne dans les départements les plus stratégiques. Arthur Heilbronn, 37 ans, le dernier des trois enfants de Charles, lui aussi diplômé de la Harvard Business School, est pour sa part entré chez Mousse Partners et accompagne désormais souvent son père, comme une sorte de future intronisation. Pas question, pour autant, de s’afficher dans les manifestations publiques de Chanel ou dans les médias. Et c’est en toute discrétion qu’une fois l’an la famille se réunit pour déguster les millésimes du Château Rauzan-Segla, un cru classé de margaux qui leur appartient. De ces réunions, nulle trace médiatique. Aucun des membres de la quatrième génération ne cède non plus aux sirènes des réseaux sociaux, fidèles à la discrétion enseignée par leurs parents Wertheimer et Heilbronn. De génération en génération.

  • Kkmou
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    ·
    20 days ago
    • Evasion fisciale. Check
    • Collaboration nazi. Check
    • Préparation des successeurs. Check

    Le bingo est validé.

    • drolex@sopuli.xyz
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      ·
      20 days ago

      Pour leur défense, c’est pas les Wertheimer qui ont collaboré avec les nazis, c’est Coco Chanel - et ils étaient pas exactement en bons termes.

      Mais sinon, l’évasion fiscale ça a l’air super cool, je devrais essayer. Je vais déménager à Châtellerault pour voir.

      PS : toute la série “successions” du Monde est super intéressante, et aussi déprimante, de voir à quel point on ne naît pas tous égaux (et comment en filigrane on voit comment on concentre les chances de réussite)

      • Klaqos@sh.itjust.worksOP
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        20 days ago

        Les Wertheimer sont juifs ashkénazes et ont fui l’Europe au moment du nazisme. Mais oui, y’a quand eu moyen de moyenner avec le nazisme de Coco Chanel si elle rapportait de l’argent (la réciproque tient aussi avec le nazisme à géométrie variable de Coco Chanel). Au final, tant qu’il y une possibilité d’enrichissement, on voit que c’est pas très regardant.

      • Kkmou
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        20 days ago

        Elle percevra désormais des royalties : 2 % des ventes mondiales des parfums et la poursuite du règlement de son luxueux train de vie. Six ans plus tard, il lui rachète ses parts dans la maison de couture et la pousse à reprendre son activité de modiste. Il ne le regrettera pas : si les deux premières collections de Mademoiselle sont des échecs, le lancement de ses tailleurs gansés et du total look Chanel est un énorme succès. Pierre Wertheimer, qui possède désormais 100 % de la société, voit sa fortune exploser.

        Je trouve que ce passage montre, qu’après coup, on peut toujours surfer la vague. La cupidité au dessus des valeurs pour les Wertheimer.